COLOFON

Oeuvres de Condorcet, xii, pp.239-241.



Lettre d'un jeune mécanicien aux auteurs du républicain. (1) (2)


16 juillet 1791.


Messieurs,


    Un jeune homme, à qui on donne six livres par feuille pour travailler aux bons numéros de l'Ami des patriotes,(3) disait hier républicains allumeraient infailliblement la guerre civile, si le zèle prudent des honnêtes amis de la liste civile ne parvenait à sauver la monarchie. Comme j'aime beaucoup la paix, ces discours m'ont empêché de dormir; mais j'ai été assez heureux pour trouver un moyen de concilier tous les partis.

    J'ai étudié la mécanique sous Vaucanson,(4) sous l'abbé Mical,(5) auteur des têtes parlantes, même sous le baron de Kempel,(6) qui a fait le joueur d'échecs, et je puis promettre de faire sous quinze jours, au co- [240] mité de constitution, un roi avec sa famille royale et toute sa cour.

    Mon roi ira à la mèsse, se mettra à genoux dans les moments convenables. Il fera ses pâques suivant le rite national, et on aura soin de faire en sorte que cette partie de la mécanique royale, de même que celle du grand aumônier,(7) se détachent, afin de pouvoir en substituer une autre, dans le cas d'un changement de religion. Il soutiendra aussi bien qu'un autre roi, une conversation avec ses grands officiers. Un chambellan automate lui présentera sa chemise, un grand maître de la garde-robe lui mettra le col. Mon roi sanctionnera les décrets à la pluralité des voix de son conseil; il signera les ordres que ses ministres lui présenteront. Si l'on décide qu'il est de l'essence de la monarchie qu'un roi choisisse et renvoie ses ministres, comme on sait qu'en suivant la saine politique, il doit toujours se déterminer d'après le voeu du parti qui a la majorité dans la législature, et que le président en est un des chefs, il est aisé d'imaginer une mécanique au moyen de laquelle le roi recevra la liste des ministres de la main du président de la quinzaine,(8) avec un air de tête plein de grâce et de majesté.

    Si quelqu'un doutait de la possibilité de cette machine, il n'aurait qu'à supposer madame de Maintenon à la place du président,(9) et le cordon qui fait jouer l'automate royal, attaché d'une manière un peu différente: alors il aurait l'histoire des trente dernières années du règne glorieux de Louis XIV.

    Pour que la cour fût un peu brillante, il ne faudrait [241] qu'environ deux millions de dépense première; on aurait difficilement à moins deux cents personnages de grandeur naturelle. L'entretien coûterait environ cent mille livres par an, ainsi la liste civile n'en passerait pas deux cent mille.(10)

    C'est marché donné, et chaque Français ne payerait qu'environ un demi-denier par année pour le bonheur d'avoir un roi.

    Il existe depuis longtemps, chez plusieurs nations, des rois héréditaires; qu'on en lise l'histoire, et qu'on ose dire ensuite qu'elles, n'auraient pas beaucoup gagné à suivre ma méthode. Mon roi ne serait pas dangereux pour la liberté, et cependant, en le réparant avec soin, il serait, éternel, ce qui est encore plus beau que d'être héréditaire. On pourrait même le déclarer inviolable sans injustice, et le dire infaillible sans absurdité.



Notes, ajoutées en 2002, par M.S. Claessen - www.condorcet.nl

1.  Je remercie mon ancien condisciple, Dr. Paul Frentrop, auteur républicain à Amsterdam, pour me diriger vers la source intermédiaire de la phrase 'automate royal' par Condorcet, contenue dans cette lettre-ci: Elisabeth & Robert Badinter, Condorcet, een intellectueel in de politiek [traduction excellente par Frans de Haan], Amsterdam, 1993, pp.255-256.

2.  Ce manifeste, consideré comme journal par Badinter, Elisabeth & Robert, Condorcet, un intellectuel en politique, Paris, 1988-19902, p.376, est peut-être le précurseur du Républicain: journal des hommes libres de tous les pays, dont le premier numéro ne parut qu'en novembre 1792.

3.  C'est peut-être un dégénération satirique de L'Ami du Roi, le journal des royalistes dans lequel Condorcet à été attaqué souvent; Badinter, p.401, n.1

4.  Jacques de Vaucanson (1709-1782), horloger-mécanicien et célèbre fabricant d'automates. En 1738, il fit un joueur de flûte traversière [German flute, dwarsfluit], un joueur de galoubet [flûte Provençale] et de tambourin, et un canard mécanique. Nommé Inspecteur général des Manufactures de soie en 1741, il construit de nombreuses machines. Il lui manquait le temps de finir un projet de fabriquer 'une figure automate qui imitera dans ses mouvements les opérations animales, la circulation du sang, la respiration, la digestion, le jeu des muscles, tendons, nerfs, etc.', pour lequel il inventa le tuyau de caoutchouc pour fabriquer l'appareil circulatoire de son automate. [D'après http://www.automates-anciens.com]

5.  Abbé Mical (1730-1789), ecclésiastique. Pour le concours annuel (1783) de l'Académie Impériale des Sciences de Saint Pétersbourg, il confectionna deux têtes parlantes capables de prononcer un certain nombre de phrases. Placées sur un socle à l'intérieur d'un petit théâtre, un dialogue pouvait être engagé entre les deux têtes: - Le Roi donne la paix à l'Europe. - La paix couronne le Roi de gloire. - Et la paix fait le bonheur des peuples. - O Roi adorable père de vos peuples, leur bonheur fait voir à l'Europe la gloire de votre trône'. Un rapport de l'Académie des sciences de Paris et signé, entre autre, par Lavoisier et La Place, décrit en ces termes le mécanisme de création de la parole: 'Les têtes recouvraient une boîte creuse, dont les différentes parties étaient rattachées par des charnières et dans l'intérieur de laquelle l'auteur avait disposé des glottes artificielles de différentes formes sur des membranes tendues. L'air passant par ces glottes allait frapper les membranes qui rendaient des sons graves moyens ou aigus; et de leur combinaison résultait une espèce d'imitation très imparfaite de la voix humaine.' L'Académie conclua: 'Nous pensons que l'Académie doit applaudir aux efforts de Monsieur L'Abbé Mical, que sa machine est ingénieuse, que les travaux méritent d'être encouragés et que cet essai quoi qu'imparfait, est encore très digne de l'approbation de l'Académie'. [D'après http://www.automates-anciens.com]

6.  Baron Wolfgang von Kempelen (1734-1804), gentilhomme de Presbourg (ancien capitale de la Hongrie), inventeur d'un joueur d'échecs en 1769. Cet automate, appelé le musulman de fer puisqu'il était habillé comme un turc, fut exposé à Vienne et Moscou. Plusieurs auteurs ont rapporté qu'il permit de faire évader de Russie un officier polonais proscrit, Worouski, amputé des deux jambes, ce qui lui permettait de loger facilement dans un réceptacle de faible dimension. En réalité le joueur d'échecs était de taille de beaucoup supérieure à celle d'un homme normal, et la caisse contenant la complexe mais inutile mécanique, à l'abri de laquelle il opérait, permettait de dissimuler facilement un opérateur secret. Le machine fut démonté en 1772, rémonté en 1783 et vendu à Londres, puis à l'Amérique, et était brulé dans l'incendie du Musée Chinois à Philadelphie en 1854. Le baron Von Kempelen fut aussi l'auteur de véritables automates et de plusieurs machines 'parlantes'. [D'après http://www.automates-anciens.com]

7.  Le grand Aumônier était cardinal dans la cour à Versailles; il avait en outre des compétences hospitalières et était le supérieur général de l'Hôpital des Quinze-Vingt [hospice avec 15 x 20 lits pour aveugles].

8.  Ici, la quinzaine [deux sémaines = quatorze jours = quinze jours] est peut-être la période dont parle la Constitution du 3 septembre 1791, C1. S.V, art.4, ou les représentants réunis, formés provisoirement en assemblée, et en nombre au-dessous du quorum, demanderont aux membres absents de se présenter 'dans le délai de quinzaine au plus tard'.

9.  Françoise d'Aubigné (1635-1719), petite-fille d'un fameux calviniste, s'est mariée au poète Scarron, âgé et difforme, en 1652, et elle tient un salon que fréquentent d'éminentes personnalités de l'époque. Veuve en 1660, elle est chargée en 1669 d'éduquer les enfants que Louis XIV a eu d'une de ses maîtresses. En 1674 le Roi Soleil, en lui procurant le château d'une petite ville entre Chartres et Versailles, la fait marquise de Maintenon, puis dame de compagnie de la Dauphine. Devenue l'épouse secrète du Roi Soleil en 1684, elle exerce sur le roi et sur la Cour une grande influence, leur imposant une atmosphère de piété très austère. En 1686, le roi crée pour elle le Maison Royale de Saint-Louis à Saint Cyr, près de Versailles, une maison d'éducation des jeunes filles nobles pauvres, dont les pères étaient morts au service du Royaume. Pour ses 250 élèves, destinées pour service à la Cour, elle institute le Cordon Bleu pour excellence en gastronomie, empruntant le symbole d'excellence du prestigieux Ordre du Saint Esprit (depuis 1578) pour récompenser les grands dignitaires du Royaume d'exemplaires actions militaires. Elle se retirera à St. Cyr à la mort de son mari en 1715, et y mourra le 15 avril 1719. La Révolution à supprimé la Maison Royale de Saint Louis [dès lors: École Militaire], aussi bien que le Cordon Bleu. Au 19e siècle le cordon bleu désignait une bonne cuisinière. D'après la tradition littéraire, le poète Gérard de Nerval se suicida en 1855 avec une corde de cuisine [ruban de tablier, apron string, schorteband], qu'on appellait cordon de Mme. de Maintenon.

10.  La liste civile est apparue en France sous le règne de Louis XVI, en 1790, suivant le modèle anglais. Il s'agissait d'une somme attribuée au souverain pour les dépenses de sa maison. Elle devait permettre avant tout que les dépenses publiques fussent distinctes de celles du roi.




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